(A lire en écoutant White Rabbit de Jefferson Airplane *,
Interstellar Overdrive des Pink Floyd *,
ou encore,
Mekanïk Destruktïw Kommandöh de Magma * … )
“Choisir l'acide gamin, c'est choisir le voyage le plus rapide, mais pas forcément le plus aisé. C'est choisir de voyager à la vitesse superluminique guidé par un produit douteux, voir carrément diabolique. C'est s'aventurer sur des chemins inexplorés, pour un aller simple sans aucun arrêt et parfois même sans aucune destination. Bref c'est choisir l'inconnu avec une chance sur deux d'y rester, pour le seul plaisir des yeux – et il suffit d'un geste, alors!
Et pourtant.
Rien que pour la beauté folle du geste…YEAH, LET'S GO ROCK'N'ROLL, KID! Tous les drogués rêvent d'être astronaute, moi j'te dis!”
Voilà qui annonçait la couleur! Et fallait le voir pour le croire, sa tête ronde et dégarnie s'agitait comme une chouette, les yeux de fou injectés de sang, les veines gonflées par les produits et l'excitation, et les gestes saccadés d'un homme hors de lui. Or c'était bien son état naturel.
Le vieux Serge ralluma sa pipe à l'aide d'un des cinq briquets éparpillés sur la table basse du salon dépareillé, et tira brusquement une grosse bouffée d'herbe avant même de reprendre son souffle, ajoutant en passant quelques cendres au vaste cendrier improvisé. Comme à chaque fois ensuite, il fermait les yeux. Il Crachait la fumée comme un dragon. Il respirait un peu d'air en ouvrant délicatement les yeux. Et aussi sec, son regard s'animait de nouveau comme un prophète en transe tandis qu'il reprenait son histoire. Alors il dit :
“Une fois seulement, c'était des champignons…des mexicains je crois. Une fois, tu vois…on avait voulu faire çà à deux – en couple. A l'époque j'étais avec une petite tigresse plus folle encore que moi (tu le crois, ça ?), enfin…c'est ce qui a fini par nous séparer d'ailleurs! Bref, cette fois ça se passait à deux et…on a vécu ça…vraiment à deux. D'abord ça gargouille. Peu à peu on a de plus en plus chaud. On commence à transpirer. Ça devient un peu trouble, confus. Et soudain, alors que tu t'apprêtais à maudire celui qui te l'a refourgué, d'un coup, comme un flash, c'est l'explosion, le fou-rire et le plaisir…LE PLAISIR! A chaque rush c'est comme un orgasme, et çà n'arrête pas de monter…descendre…remonter…en plusieurs vagues successives, jusqu'à la fin de la nuit. La fin du voyage.
Et là par contre, t'as intérêt a avoir un ou deux pétards sous la main…si tu veux faire surface en respectant les paliers de décompression!!! Tu rigoles gamin, mais c'est comme une plongée sous-marine…et c'est pas tous les jours le Grand Bleu!
[…] Mais tu vois, pendant ces quelques heures qui semblent durer plusieurs jours, tout est, soudain, parfait! Les couleurs, les formes et l'espace se meuvent autour de toi, tes propre mains deviennent deux étrangères que tu prends un plaisir dingue à redécouvrir, centimètres par centimètres (si, si) ! Et tout autour de toi te semble soudain vivant et merveilleux. Le moindre objet, dans la moindre nuance de forme, de texture, d'odeur ou de couleur, te révèle brusquement toute la perfection du monde en un torrent d'impressions de beauté – et de sensations aussi! Et la musique alors…tous tes sens sont décuplés, tu deviens superman au pays enchanté, et c'est évident, puisque TOUT EST PARFAIT!”
Un sourire. Une bouffée. Respire. Il en avait des choses à raconter le vieux Serge. Et il fallait le suivre, jusqu'aux tréfonds de la nuit, jusque dans les méandres inavouables de l'inconscient humain, parler de la vie, de tout et de rien. Tous avaient toujours aimé l'écouter. Conteur non par vocation mais par nature il n'avait d'ailleurs jamais choisi de vocation, c'était là des choses trop “terre-à-terre”.
Prophète des temps modernes, il se disait le porte-parole de la drogue-culture, “parce qu'il y a une culture de la drogue”, qu'il disait. c'était sa mission spirituelle, son devoir d'homme libre – son devoir d'être humain. Parce que l'humanité était sa patrie. Et ce soir là :
“[…] Cette fois en particulier, je m'en souviendrai toujours…nous attendions le premier rush couchés sur des matelas les regards tournés vers l'ampoule du plafond, nos deux corps enlacés. Et tu sais quoi gamin? D'un coup. Ça a commencé. Tu ne vas pas le croire…
Tu sais, cette impression de lueur ronde, vaguement jaune ou verte, que l'on garde un moment les yeux fermés après avoir regardé trop longtemps une lumière forte? Imagine cette impression décuplée en une centaine de petits chapeaux, des centaines de petits champignons verts radioactifs, tombant du plafond comme tombe la pluie…pendant plusieurs minutes, hein imagine!?! Et on les a vu tous les deux, ce soir là, les champignons magiques des chamanes du Mexique, pleuvoir sur nos yeux transpirants et ébahis. Tu me crois gamin? Des dizaines et des dizaines de champignons fluorescents qui tombaient, et qui tombaient, et qui n'en finissaient pas de tomber…c'était magique!
Puis il saisit son verre pour trinquer avant d'avouer en guise de conclusion :
“Ce soir là, j'ai compris ce que voulait dire voyager”.
Et tous autour de lui nous nous sommes tus. Nous venions nous aussi de voyager.
FIN.
Interviews, S. Jonat and F. You, jeudi 28 février 2013